Intervention de Philippe Desbrosses en Equateur

De retour de Quito, Equateur

Philippe Desbrosses
Intervention 11 octobre 2012 - Symposium de Quito - Equateur.

Mesdames, Messieurs,

Je dois tout d’abord remercier le gouvernement Equatorien pour l’exemple qu’il donne à la communauté internationale, par son engagement inscrit dans sa constitution : « la déclaration universelle des Droits de la Nature ».

Je dois le remercier encore pour ouvrir très largement la réflexion à des femmes et des hommes de « bonne volonté », que je crois nous sommes tous ici, pour répondre au plus grand des défis que l’humanité ait eu à connaître jusqu’à maintenant : le défi de sa propre extinction…

EXPLICATION :

En un siècle, l’emballement de la civilisation industrielle a mis la planète exsangue au point de menacer l’existence même de la vie sur terre.

- Qui a permit ces désastres ? Ce ne sont ni la technologie, ni la science moderne qui sont coupables, mais l’absence d’un projet commun à notre humanité, et l’absence « d’intelligence collective » qui nous conduisent ainsi au bord de l’abîme.

C’est notre incapacité à gérer solidairement les ressources et à comprendre l’interdépendance universelle des êtres et des choses, dans les écosystèmes, qui est cause de grandes souffrances. C’est aussi l’absence d’une dimension spirituelle dans nos rapports humains et l’absence de « pleine conscience » dans nos comportements qui nous livrent ainsi aux excès de l’opportunisme et de l’avidité, qu’aucune réflexion morale ou philosophique ne vient tempérer.

C’est également la désintégration des valeurs traditionnelles de solidarité, d’altruisme et le sens du Bien Commun, sacrifiées aux seules valeurs marchandes du moment qui constituent les causes les plus évidentes de la CRISE MONDIALE, laquelle n’est tout simplement que la fin d’un cycle, la fin d’un système de civilisation…

Par la dégradation accélérée de toutes les ressources vitales : Les sols arables, l’eau, la biodiversité, nous mettons en danger notre propre espèce. Et nous aggravons cette situation par des politiques inappro- priées de spéculations à court-terme, sur des denrées alimentaires, lesquelles devraient , pour des raisons humanitaires, être mises à l’écart de ces compétitions sauvages, de ces guerres économiques barbares qui ravagent autant les êtres que les sols et compromet l’avenir de l’ensemble de l’humanité .

Dans cet instant qui m’est imparti aujourd’hui, j’essaierai de vous faire partager ma vision des priorités pour orienter la société civile vers une voie de salut, en tous cas vers moins de souffrances consécutives au désordre mondial.

Mon expérience étant l’efficacité et la pérennité des modèles alimentaires et de l’agriculture, je vous dirais sans ambages que : le modèle agro-industriel intensif, qui caractérise notre époque, est la pratique la plus désastreuse que l’homme ait inventé pour produire sa nourriture.

Elle est anti-économique il faut 300 unités d’intrants en terme d’énergie pour produire 100 unités de nourriture. Les subventions publiques permettent de camoufler ces « coûts cachés » et cette mystification dans de nombreux pays développés.

Cette agriculture industrielle est également anti-écologique, elle pollue les eaux et les sols avec des substances hautement toxiques qui ont contaminé l’ensemble des biotopes et des espèces vivantes. On retrouve, par exemple, du DDT dans la graisse des phoques et des ours blancs au pôle nord, alors que cette substance est interdite depuis 30 ans…

Cette agriculture industrielle encore à l’origine de l’érosion accélérée des sols. Nous perdons en moyenne 20 à 30 tonnes par hectare de matière organique chaque année. La planète à perdu en 30 ans : 30% de ses terres arables. Le cas le plus extrême est probablement celui du Mexique où il ne reste plus que 9% de terres arables.

Quant aux Etats-Unis, ce sont 2 milliards de tonnes d’humus qui s’évapore chaque année de la surface agricole de ce pays ( soit un coût évalué par la Cornell University de New-York, à 47 milliards de dollars de pertes chaque année).

Selon ces statisticiens, ce modèle conduit à sacrifier 8kg de terre arable pour produire 1 kg de denrées alimentaires… On comprend bien que le modèle n’est pas durable. De plus il est le principal émetteur de gaz à effet de serre. Un tiers des émissions lui sont imputables, pour diverses raisons que je pourrais expliquer. (engrais, pesticides, transports longues distances et monocultures annuelles qui larguent des milliers de tonnes de carbone à chaque coup de charrue dans un champs. L’Agriculture industrielle intensive est également la principale consommatrice d’eau douce – 73 %, c’est-à-dire près des ¾ de l’eau pompée à la surface du globe va à l’agriculture intensive. Ce qui est considérable et à terme suicidaire. (Exemple : La nappe fossile U.S. Ollagala qui arrose 12 Etats du centre des Etats-Unis, aura disparu dans quelques années, suite aux pompages intensifs, elle baisse d’un mètre chaque année…)

Cette agriculture industrielle est également insoutenable parce qu’anti-sociale. Elle a ruiné et chassé des millions de paysans de leurs terres. En France l’hémorragie silencieuse dure depuis 40 ans avec une exploitation qui disparaît tous les quart-d’heures.

En Europe c’est une perte d’une exploitation toutes les deux minutes et dans le monde ce sont environ deux exploitations par seconde qui disparaissent… Chiffres surréalistes…

En fait on a remplacé les paysans dans les champs par les molécules chimiques de l’industrie. Et l’on feint de croire que cette artificialisation peut se poursuivre et s’amplifier sous l’alibi hypocrite de résoudre le problème de la faim dans le monde, alors que celui-ci est purement politique. En effet il y a assez de nourriture pour nourrir 10 milliards d’individus, mais la plupart n’y ont pas accès, parce qu’ils sont insolvables…

La seule évocation des chiffres que je viens de donner et l’inventaire des dégradation que ce modèle a déjà provoqué, en très peu de temps, montre bien l’arrogance et la vanité de ses promoteurs pour résoudre les problèmes alimentaires, environnementaux et sanitaires de la planète.

Après ce constat sans concessions, mais lucide et vérifiable car il s’appuie sur des rapports internationaux, je vous dirais que c’est un cycle qui se termine et que nous sommes à la fin de l’aventure de agriculture industrielle, totalement inféodée à la pétro-chimie. Tout a un commencement et tout a une fin. Il ne faut pas s’en attrister outre mesure. Le modèle dominant est arrivé au bout de sa logique de destruction des écosystèmes. Et je livre à votre réflexion cette sage métaphore : « le fracas de l’arbre qui s’effondre ne doit pas nous faire oublier le murmure de la forêt qui pousse »…

La forêt qui pousse, ce sont toutes les initiatives, par milliers, de la société civile qui innove, qui créé, qui construit un monde pour demain, multifonctionnel et intergénérationnel. Il suffit d’aller surfer sur internet pour voir les milliers de réalisations, de coopération, de solidarité qui s’y affichent et notamment le formidable mouvement de recherche citoyenne pour l’autonomie au quotidien.

L’urgence est de répondre au premier des besoins qui consiste à se nourrir sainement, économiquement et durablement…

Aujourd’hui, j’en resterai à ce chapitre sur l’agro-alimentaire, bien que d’autres avancées sociales soient aussi enthousiasmantes comme l’éco-construction, les éco-médecines, les monnaies libres, l’éducation avec les nouvelles formes d’apprentissage de transmission de connaissances utiles à la sécurité, au bien-être des populations.

Plusieurs rapports internationaux récents ont mis en évidence la supériorité de l’AGRO-ECOLOGIE dans toutes les formes de gestion de territoires pour une production alimentaire durable, respectueuse de la santé et de l’environnement.

Certains auteurs comme le Rapporteur Spécial à l’O.N.U. (Olivier De Schutter) pour le droit à l’Alimentation, demandent aux gouvernements de soutenir l’Agro-écologie qui selon les études les plus vastes en la matière, réalisées par l’Université d’Essex au Royaume-Uni, portant depuis 30 ans sur 286 projets menés dans 57 pays en développement et couvrant une superficie de 37 millions d’hectares, démontrent que l’on pourrait doubler en dix ans la production alimentaire sur la planète en généralisant l’agro-écologie…

De son côté, Amartya Sen, Prix Nobel d’Economie en 1998, démontre que ce sont les petites fermes agricoles qui sont les plus productives, jusqu’à 20 fois plus que les exploitations plus grandes…

Nous avons en France et aux Etats-Unis, plusieurs initiatives qui démontrent que l’on peut espérer un Chiffre d’Affaire de 50 $ au m2 (50.000 $ sur un dixième d’ha), en appliquant des méthodes de cultures sur butte qui remontent aux pratiques des maraîcher parisiens du XVIIIème et XIXème siècle et en s’inspirant de la « permaculture », une nouvelle approche imitant le foisonnement de la biodiversité dans la forêt primaire.

L’ironie de la situation, c’est que c’est un Américain, Eliott Coleman, pratiquant l’agriculture organique depuis 40 ans aux Etats-Unis, dans l’Etat du Maine qui fait redécouvrir au français que je suis, ces pratiques de la France d’autrefois. Lesquelles ne demandent pratiquement pas d’investissement pour installer une entreprise agricole efficace, et laquelle utilise deux fois plus d’emplois que les agricultures conventionnelles, ce qui répond à une autre exigence actuelle pour la lutte contre le chômage…

Ceci nous invite à comprendre pourquoi, de tous temps, les petits paysans ont été des innovateurs ingénieux, et je vous livre cette histoire d’une communauté Malgache à Fianarantsoa – ile de Madagascar, qui bat des records de rendements de riz, jusqu’à dix fois plus que les productions conventionnelles … sans engrais chimiques, sans pesticides, sans semences améliorées, sans machines motorisées, avec dix fois moins d’eau et dix fois moins de semences…

Comment font-ils  pour obtenir de telles performances ?

Ils appliquent les quatre grands principes que connaissent tous les petits paysans traditionnels dans le monde, (ceux qui sont encore restés souverains dans le choix de leurs plans de culture et dans leurs pratiques agraires).

1er principe : Rotation des productions – jamais deux années de suite la même culture dans la même parcelle. Cette application de la sagesse ancestrale résout spontanément 80 % des problèmes de parasitismes, de maladies, de mauvaises herbes, de rendements décroissants et de fertilité…

2ème principe : « Nourrir le sol plutôt que nourrir la plante ». C’est-à-dire nourrir les myriades de micro-organismes du sol qui élaborent les nutriments et nourrissent les plantes gratuitement, naturellement, de manière équilibrées.

Pour illustrer ce phénomène, je dirai qu’il faut cesser de mettre les plantes sous perfusion comme dans un vaste hôpital, avec les sérums que sont les solutions salines des engrais de synthèse, et tout l’arsenal des pesticides pour maintenir ces plantes dans un état de santé précaire, comme nous le faisons dans certains cas pour des être humains qui peuvent être maintenus pendant des années en survie avec les perfusions et les médicaments.

L’idée qui s’impose c’est que le modèle agrobiologique naturel est beaucoup plus approprié et performant que le modèle artificiel de l’industrie qui s’efforce d’oublier les fonctions naturelles et gratuites des écosystème pour leurs substituer les artifices polluants et coûteux de la pétro-chimie et de l’industrie lourde et faire de nous tous les otages permanents de ce système. L’idée que les milliards de bactéries du sol peuvent être comparées à celles de notre intestin qui, produisent gratuitement tous les nutriments et les vitamines nécessaires à l’équilibre des organismes vivants, est de simple bon sens pour produire mieux et durablement les biens de consommation dont nous avons besoin.

C’est ainsi que les petits riziculteurs Malgaches sont passé maîtres dans la confection du compost pour le recyclage des résidus organiques des cultures précédentes. Ils font ainsi retrouver à l’agriculture son autre vocation essentielle : le recyclage des déchets. Cette façon de faire est la plus exemplaire pour ce que l’on nomme aujourd’hui : le Développement Durable.

3ème principe : Ils sélectionnent eux-mêmes les semences qu’ils utilisent. Car à deux kilomètres de distance, ce ne sont pas les mêmes variétés rustiques qui sont adaptées, en fonction de l’altitude, de l’humidité, de l’ensoleillement de la colline ou de la nature de la veine de terre… On comprend pourquoi les petits paysans depuis des millénaires ont mis toute leur attention à adapter leurs semences à leur situation de terroir, de climat et d’altitude, contrairement à l’industrie semencière, aujourd’hui, qui prétend vendre sa plante-miracle-unique à toute la terre, mais avec les nombreuses béquilles chimiques et technologiques nécessaires pour que çà fonctionne…

4ème principe : c’est ce que j’appellerais le « génie empirique » des petits paysans.

Une année,1983 en l’occurrence, la parcelle de riz a subi un assèchement accidentel. Et la communauté s’attendait à un grave déficit de récolte.

Or ce fut au contraire « la récolte du siècle », le riz n’avait jamais autant produit . Que s’était-il passé ? Les petits riziculteurs avaient découvert, après 3.000 ans d’exercice, que le riz n’est pas une plante aquatique.

En effet à un stade de croissance particulier de la graminée, il faut que les racines soient dans un sol sec pour pouvoir « taller » au mieux. C’est-à-dire produire des tiges supplémentaires grâce à l’oxygène présent dans le sol qui stimulent les bactéries nitrificatrices, lesquelles stimulent à leur tour, la pousse de tiges annexes qui peuvent atteindre une centaine par pied…

N.B. On comprend aussi, que parfois, il faut savoir s’affranchir des traditions qui ne présentent pas que des bienfaits. C’est ainsi que se conçoit le véritable « progrès ».

Il se trouve qu’en plus, un bonheur ne venant pas seul, que cet assèchement des rizières permet de réduire de 80% l’émission de méthane (gaz à effet de serre) que l’ont reproche tellement aux cultures mondiales de riz…

Je vais arrêter là ma démonstration, bien que je n’ai pas fini avec cette histoire de riz qui, maintenant par le « bouche à oreille », est entrain de se répandre dans 15 pays du sud. J’ajouterai que depuis 40 ans que cette petite communauté travaille à l’amélioration de la production de riz, aucune des institutions internationales dont c’est la vocation d’aller s’inspirer des avancées utiles à la sécurité alimentaire de la planète, n’est allée de près ou de loin s’informer. Raison invoquée par celles-ci :

Elles ne croient pas que ce soit possible de produire autant… dixit le Frère Jésuite agronome, Michel HUBERT, qui pilote la petite communauté malgache…

Je constate que ce n’est pas une attitude très scientifique, mais je conçois que çà doit-être difficile pour les tenants du modèle dominant de constater qu’avec dix fois moins de moyens des petits riziculteurs peuvent produire dix fois plus.

Philippe Desbrosses – Quito, 11 octobre 2012.